Né à Gaza, prêchant à Vienne, en Autriche, cet imam séduit sur Internet des milliers de jeunes musulmans en Europe et jusqu’en Arabie saoudite par son réformisme et sa tolérance.
Je sais que je suis sur la liste de Daech, c’est un risque que j’assume.” Il a l’air à la fois désolé et déterminé. “Ils veulent m’abattre et peuvent me tuer, mais je ne m’arrêterai pas.” Le 9 janvier, du haut de sa chaire, Adnan Ibrahim ne s’est pas seulement adressé à ses frères dans sa modeste mosquée de Leopoldstadt, dans la banlieue de Vienne. Il visait, par caméra interposée, les dizaines de milliers de jeunes musulmans qui se connectent en Europe et au Moyen-Orient sur Facebook et YouTube pour l’entendre. Le soir même de l’assaut de la police contre l’Hyper Cacher à Paris, Adnan Ibrahim, en costume cravate, dénonce les “barbares” : “En tant que musulmans, nous nuisons à notre image, nous donnons à voir celle du terroriste tueur, quelle insulte!” Effets de manches pour un avocat sans robe, le phrasé éloquent, il continue de haranguer ses fidèles en éducateur. “Ceux qui s’explosent au milieu des foules n’ont pas compris grand-chose, ils n’ont pas appris l’islam, ils ne savent rien. C’est un fanatisme vil comme celui des croisés du Moyen Âge!”
 

Il dévore Newton, Darwin et Freud

«La ­Réforme est un arbre avec beaucoup de branches…»
À l’image de ces prêtres-­ouvriers des années 1970, l’imam palestinien au passeport autrichien ne porte aucun signe distinctif de sa religion ou de son métier de pasteur des âmes. Sa barbe est bien taillée, rien à voir avec celle des fous de Dieu qui la laissent pousser pour respecter la consigne du Prophète. Contrairement à l’un de ses amis qui l’accompagnent en ce début avril lors d’une escale parisienne, il n’a pas non plus cette petite bosse au milieu du front qui témoigne de longues heures à prier la tête contre le sol. “La prière, c’est d’abord entre soi et Dieu”, murmure-t-il. “La religion, c’est dans le cœur que ça se passe”, insiste-t?il. Il rappelle alors que depuis le plus jeune âge il a compris que la mosquée n’était pas le meilleur endroit pour cultiver sa foi, il préfère le secret de son âme. “Cela vous ennuie qu’on ose vous comparer à un Luther de l’islam?”, lui demande-t on avec un rien de provocation. “Pas le moins du monde, même si la ­Réforme est un arbre avec beaucoup de branches…”
Adnan Ibrahim n’a jamais cessé d’apprendre la différence. À Gaza, enfant, son père lui avait enseigné que l’islam visait d’abord à “la pureté du cœur”. Entre l’éducation religieuse traditionnelle et celle dispensée dans les écoles et collèges de l’Unrwa, l’agence des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens, Adnan se jette à corps perdu dans les livres que l’on ne peut ou que l’on ne doit pas lire. Adolescent, il dévore ­Newton, Darwin et Freud, s’initie à la psychologie et refuse de se laisser embrigader dans les factions palestiniennes. Non parce qu’il serait insensible à la violence des soldats israéliens jusque dans les maisons de son camp de Nuseirat, mais parce que l’éducation lui paraît “prioritaire”. Adnan Ibrahim aurait pu devenir un fantassin du Hamas, plein de haine pour l’occupant, ou un collabo de Tsahal, l’armée israélienne, pour rapporter quelques shekels à sa famille.
Le père est un homme du peuple qui a fait tous les petits métiers : chauffeur de taxi à Gaza, commis boucher et même ouvrier dans une usine en Israël. Adnan a une dévotion pour ce père qui ne porte ni la barbe ni l’habit, ne s’embarrasse pas de symboles mais vit sa foi dans la simplicité du quotidien : aimer son prochain, servir l’autre. Le fils retient d’une leçon paternelle qu’être beau, intelligent et pieux ne sert à rien si c’est pour insulter sa mère et se comporter avec arrogance.

Une mosquée pleine à craquer en quelques années

Un jour, devenu imam, il choquera au plus haut point en ­demandant à Dieu de bénir un soldat israélien qui s’était suicidé après avoir, vainement, plaidé auprès d’un officier qu’une ­Palestinienne puisse franchir un check-point afin d’accoucher à l’hôpital. “Les Juifs sont nos cousins, plaide Adnan. Et tous ceux qui instrumentalisent le conflit israélo-palestinien en une guerre de religions font du tort à notre islam.”
Et le djihadisme? Faut-il le combattre? Par quels moyens? L’imam estime qu’il n’y a pas d’autre choix que de se défendre si ceux d’en face prennent les armes. “Toutefois, la meilleure façon de contrer ces fanatiques, c’est d’offrir un discours alternatif. Si l’on utilise la force physique, on peut les vaincre une ou deux fois, mais tant que les causes de ce mal persistent, rien ne sera réglé.” D’où l’engagement pris par Adnan Ibrahim de dissuader les jeunes de rejoindre les djihadistes.

La femme est l’égale de l’homme

“Les réformistes ne sont en général pas bien accueillis par les jeunes musulmans parce que leur discours n’est pas suffisamment religieux, confie Adnan. Moi, je leur offre une base spirituelle solide, je dissèque un par un les arguments coraniques développés par les djihadistes pour les réconcilier avec le message originel de l’islam.” Surprise, parmi les pays où ses thèses sont le mieux reçues figure l’Arabie saoudite, comme si les jeunes sujets du roi Salmane ne se retrouvaient plus dans “cet État déconnecté de la réalité”. Mais c’est aussi à Riyad que l’imam palestinien est qualifié d’apostat parce qu’il ose “prêcher la miséricorde plutôt que la confrontation”.
«J’ai beaucoup appris de la Réforme chrétienne»
À Vienne, lorsqu’il est arrivé, les jeunes musulmans de la capitale autrichienne étaient en ­majorité séduits par le salafisme. En quelques années, sa mosquée, au départ désertée, est devenue pleine à craquer. “Il faut redonner aux jeunes leur liberté de conscience”, argumente Adnan. “J’ai beaucoup appris de la Réforme chrétienne”, ajoute celui qui cite également volontiers saint Thomas d’Aquin et saint Augustin. “Je comprends aujourd’hui qu’il n’est pas si important d’aller vers l’autre avec ce que je suis que de répondre à ses besoins, c’est tout le contraire du prosélytisme.”
 
Remarquant au passage que cela ressemble aussi à la manière dont le pape François rappelle aux catholiques le sens premier des Évangiles, Adnan compare tel hadith enseigné par le Prophète avec une parabole de Jésus : “Ce que vous avez fait au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous l’avez fait.”
 
Hérétique? Iconoclaste? Ou tout simplement libre? Adnan Ibrahim ose prétendre que la femme est l’égale de l’homme et qu’elle peut hériter avec égalité de droits, que la démocratie est compatible avec un islam ouvert. Pas étonnant que la police autrichienne surveille de loin ce réformiste de l’islam et s’étonnerait même de le voir jusqu’ici épargné par des attentats commandités par ses ennemis. Comme s’il était “protégé” de plus haut…
 
 
François Clemenceau – Le Journal du Dimanche

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